Derrière une apparence ludique, un non-sens provocateur, ces poèmes cachent une méditation sur la solitude de l’être, l’incommunicabilité, l’indifférence. Détourné de son sens, l’acte quotidien le plus banal ouvre à des interrogations angoissantes. Traduit en français, le dernier recueil d'un des auteurs phares de la nouvelle poésie croate. Lana Derkač, née à Požega (Croatie) en 1969, a publié une dizaine de recueils de poèmes, deux recueils de textes brefs ainsi qu’une pièce de théâtre. Elle est l’auteur de deux anthologies de poésie, l’une en collaboration avec l’écrivain croate Davor Šalat, l’autre avec le poète indien Thachom Poyil Rajeevan. Elle a obtenu plusieurs prix littéraires dans son pays, figure dans la plupart des anthologies croates et a été l’hôte de nombreux festivals de poésie, en Croatie comme à l’étranger. De ses poèmes ont été traduits dans une quinzaine de langues et publiés en revues ou en recueils collectifs. Prénoms C’était un man assis depuis trente-sept minutes dans l’autobus occupé à parcelliser le temps. Une parcelle pour le hockey. Une pour les associés et le bureau. Puis une parcelle pour discuter avec les enfants et Linda. Et ainsi de suite. Alors, il a imaginé que la même parcelle pourrait porter différents noms. Pas comme un chien. Pas comme son animal domestique. Ce déjeuner tremblotait et lançait des étincelles donc il pourrait dire de cette parcelle : une pour le leitmotiv du jour. Linda l’appellerait o, merde ! Les enfants l’effet stimulant des phrases. Quelque chose comme une piqûre de moustique. Ensuite, il est revenu à la parcellisation mais en délimitant comme un arpenteur. Une pour les films d’art. Et une encore pour le rallye des phrases de Linda et des siennes, pour le destin des petites vérités. Avant de dormir il s’est demandé s’il pouvait se serrer la main à lui-même afin de marquer le Jour des outsiders qui ne figurent pas sur le calendrier des saints. Les biscuits Tu m’as dit que j’avais oublié les biscuits dans ta chambre, mais en fait c’est exprès que je ne les ai pas emportés. De même que je n’ai pas pris l’hibiscus de la salle de bains. Mais c’est toi qui vas les manger, ai-je rétorqué. Tu sais comment ? Tu as fait une longue pause. Comme des hosties. D’ordinaire ça ne te dérangeait pas que le corps que tu allais recevoir ne fût pas celui du Christ. Un bonbon au gingembre Peu importe que j’aie laissé à l’hôtel mon pyjama parce qu’il ne tenait pas dans ma valise. De Melaka j’emporte un si tentant bonbon au gingembre qu’à l’aéroport mon ami m’a mise en garde : Méfie-toi ! Alors il m’a semblé qu’en vérité la sucrerie était le cœur caramélisé de Don Juan. Eva air Non loin de l’hôtel, nous avons aperçu un panneau avec l’inscription : Eva air. Et alors que j’essayais de dire : J’ignorais que la première femme avait sa propre compagnie aérienne, ces mots sont sortis de ma bouche : Mais qui a mis en rang les gratte-ciels ? Tu as cherché le moyen d’insérer les pensées à propos d’une compagnie aérienne dans une méditation d’après-midi sur les orchidées, mais tu as renoncé. Il y a encore des orchidées, as-tu pensé. Il s’en trouvera bien une qui acceptera de méditer sur Ève, ai-je pensé. Mais qui a mis en rang les gratte-ciels ? ai-je crié. | Traduction de croate Gérard Adam et Tomislav Dretar |